Lettre d'une inconnue de Stéfan Zweig

J'ai entamé il y a quelques années la lecture d'un  recueil de nouvelles de Stéfan Zweig. C'était le premier ouvrage que je lisais de cet auteur  ....et depuis j'ai lu une grande partie de ses écrits...et notamment toutes ses nouvelles !



Cette nouvelle écrite en 1927, était intégrée dans cette première lecture.
En voici le début,


Lettre d'une inconnue

De retour à Vienne, tôt dans la matinée, après trois jours revigorants passés à la montagne, le célèbre romancier R. n'eut qu'à survoler la date du journal qu'il venait d'acheter à la gare pour se rappeler que c'était aujourd'hui son anniversaire. Son quarante-et-unième anniversaire, eut-il vite fait de calculer, et cela ne lui fit ni chaud ni froid. Il feuilleta distraitement le journal, dont les pages crépitaient sous ses doigts, et prit un taxi pour regagner son appartement. En son absence, R. avait reçu deux visites et quelques appels téléphoniques. Son domestique le mit au fait et lui apporta sur un plateau le courrier des trois derniers jours. R. examina tranquillement le paquet, déchira quelques enveloppes, celles dont les expéditeurs l'intéressaient ; il mit d'emblée de côté une lettre portant une écriture qu'il ne connaissait pas, et qui lui paraissait bien volumineuse. Le thé était servi ; il se cala confortablement dans son fauteuil, feuilleta une dernière fois le journal et quelques prospectus ; puis il alluma un cigare et attrapa la lettre qu'il avait réservée.
Deux douzaines de pages environ, rédigées à la hâte, couvertes d'une écriture de femme, inconnue et précipitée ; c'était plutôt un manuscrit qu'une lettre. Il reprit l'enveloppe et la palpa d'un geste machinal comme pour s'assurer qu'aucun mot d'accompagnement n'était resté au fond. Mais l'enveloppe était vide et pas plus que les feuillets eux-mêmes elle ne portait d'adresse d'expéditeur ou de signature. « Étrange », se dit-il, et il reprit le manuscrit. Il y avait écrit au haut de la page, en guise d'apostrophe, d'épigraphe : « À toi qui jamais ne m'aura connue. » Très étonné, il interrompit sa lecture : s'adressait-on à lui, s'adressait-on à un personnage imaginaire ? Sa curiosité était soudain piquée. Il se mit à lire :

Mon enfant est mort hier. Trois jours et trois nuits durant, j'ai lutté avec la mort pour sauver cette tendre petite vie ; quarante heures durant, alors que la grippe secouait de fièvre son pauvre corps, je suis restée à le veiller. J'ai appliqué des linges frais sur son front ardent ; nuit et jour j'ai tenu ses petites mains fébriles dans les miennes. Au troisième soir, je me suis effondrée. Mes yeux n'en pouvaient plus, ils se fermaient sans que je m'en rende compte. J'ai dormi trois, peut-être quatre heures sur un mauvais fauteuil, et la mort en a profité pour s'emparer de lui. Maintenant il repose là-bas, le pauvre chéri, sur son petit lit d'enfant, dans la position où la mort l'a pris ; on lui a simplement fermé les yeux, ses yeux sombres et intelligents ; on a joint ses mains sur sa chemise blanche, et quatre cierges brûlent d'une flamme vive aux quatre coins du lit. Je n'ose pas regarder, je n'ose pas bouger, car quand les flammes vacillent, des ombres passent sur son visage et sur sa bouche close ; alors c'est comme si ses traits s'animaient, et je croirais presque qu'il n'est pas mort, qu'il se réveillera et que de sa voix claire il me dira des mots pleins de tendresse enfantine. Mais je le sais, il est mort, et je ne veux plus regarder, pour n'avoir plus à espérer, pour n'être pas déçue une fois de plus. Je sais, je le sais bien qu'il est mort, mon enfant est mort hier. Maintenant je n'ai plus que toi au monde, toi qui ne sais rien de moi, toi qui en ce moment même joues sans te douter de rien, ou alors t'amuses de quelque objet ou personne. Plus que toi qui jamais ne m'auras connue et que j'aurai toujours aimé.
J'ai pris le cinquième cierge et l'ai posé là, sur la table où je t'écris. Car je ne peux pas rester seule avec mon enfant mort sans épancher mon âme, et à qui pouvais-je parler en cette heure terrible sinon à toi, toi qui m'étais tout et m'es tout ! Peut-être que je ne parviendrai pas à te parler avec toute la clarté souhaitable, peut-être que tu ne me comprendras pas – j'ai la tête si lourde c'est vrai, le sang bat et bourdonne dans mes tempes, mes membres me font si mal. Je crois que j'ai la fièvre, peut-être est-ce déjà la grippe, qui va maintenant de porte en porte ; ce serait bien, car alors je partirais avec mon enfant et je n'aurais pas à me faire violence. Par moments mes yeux se couvrent de noir, peut-être n'arriverai-je même pas à finir d'écrire cette lettre – mais je veux rassembler toutes mes forces, pour qu'une fois, rien que cette fois, je puisse te parler, à toi mon aimé, toi qui jamais ne m'auras reconnue.
C'est à toi seul que je veux parler, c'est à toi que je dirai tout pour la première fois ; tu sauras tout de ma vie qui n'appartenait qu'à toi et dont tu n'as jamais rien su. Mais tu ne connaîtras mon secret que lorsque je serai morte, quand tu ne me devras plus de réponse ; et encore faut-il que ce mal, qui à cette heure souffle le chaud et le froid dans mes membres, annonce vraiment la fin. Si je devais survivre, je déchirerais cette lettre et continuerais à me taire comme je l'ai toujours fait. En revanche, si cette lettre te parvient, tu sauras que c'est une morte qui te raconte sa vie, sa vie qui t'aura appartenu dès l'éveil de sa conscience et jusqu'à sa dernière heure. Tu n'as rien à craindre de mes paroles ; une morte ne désire plus rien, elle ne veut ni amour, ni pitié, ni consolation. Je ne te demande qu'une chose : je veux que tu croies tout ce que ma douleur, qui s'évade vers toi, va te révéler. Crois-moi sur parole, c'est tout ce que je te demande : on ne saurait mentir juste après la mort de son seul enfant.

Le reste de la nouvelle est disponible ICI 

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