Alain, La ruse de l'homme



La route en lacets qui monte. Belle image du progrès, qui est de Renan, et que Romain Rolland a recueillie. Mais pourtant elle ne me semble pas bonne ; elle date d'un temps où l'intelligence, en beaucoup, avait pris le parti d'attendre, par trop contempler. Ce que je vois de faux, en cette image, c'est cette route tracée d'avance et qui monte toujours ; cela veut dire que l'empire des sots et des violents nous pousse encore vers une plus grande perfection, quelles que soient les apparences ; et qu'en bref l'humanité marche à son destin par tous moyens, et souvent fouettée et humiliée, mais  avançant toujours. Le bon et le méchant, le sage et le fou poussent dans le même sens, qu'ils le veuillent ou non, qu'ils le sachent ou non. Je reconnais ici le grand jeu des dieux supérieurs, qui font que tout serve leurs desseins. Mais grand merci. Je n'aimerais point cette mécanique, si j'y croyais.
Tolstoï aime aussi à se connaître lui-même comme un faible atome en de grands tourbillons. Et Pangloss, avant ceux-là, louait la Providence, de ce qu'elle fait sortir un petit bien de tant de maux.
Pour moi, je ne puis croire à un progrès fatal ; je ne m'y fierais point. Je vois l'homme nu et seul sur sa planète voyageuse, et faisant son destin à chaque moment ; mauvais destin s'il s'abandonne ; bon destin aussitôt, dès que l'homme se reprend.

Alain, Vigiles de l'esprit, I. « La ruse de l'homme », 25 mai 1921

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